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Energie : les enjeux de l’accord russo-ukrainien

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La Russie et l’Ukraine ont conclu un accord le 17 décembre 2013 qui porte sur une aide économique de $15 milliards de Moscou à Kiev. Tout en hypothéquant un rapprochement à court terme entre l’Ukraine et l’UE, cet accord permet au président ukrainien Viktor Ianoukovitch d’escamoter le choix entre le DCFTA européen[1] et l’Union douanière proposée par Vladimir Poutine. Tandis que Bruxelles conditionnait toute forme d’association et d’aide économique à des réformes politiques de fond, Moscou, dans la continuité de son approche désidéologisée de la crise syrienne, n’a exigé de l’Ukraine aucune contrepartie d’ordre politique. Le Kremlin a en revanche défendu ses intérêts économiques et stratégiques en conditionnant son assistance financière substantielle à l’intensification de la coopération industrielle russo-ukrainienne. Cet accord confère à Moscou des leviers supplémentaires d’influence sur Kiev en ouvrant la voie à l’intensification de la coopération entre les entreprises russes et ukrainiennes, notamment dans les secteurs stratégiques aéronautique et naval. Le volet énergétique de l’accord, s’il apporte à Kiev un sursis économique de court terme, soulève cependant plus de questions qu’il n’apporte de réponses.

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Une facture gazière de plus en plus lourde pour Kiev

Avant d’évoquer les termes de l’accord russo-ukrainien de décembre 2013, il convient de rappeler que près de 50% du gaz russe exporté vers l’Europe transite par l’Ukraine, et que la Russie a fourni 31,8% du gaz consommé dans l’UE en 2010 (contre 45% en 2002)[2]. Au cours des trois dernières années, l’Ukraine a diminué de façon continue ses importations de gaz russe, qui sont passées de 40 milliards de mètres cube (mmc) en 2011, à 33 mmc en 2012, et à 21,6 mmc l’année dernière[3]. Cette baisse a été partiellement compensée par des importations de gaz provenance de Pologne (4,4 millions de mètres cube par jour en 2013) et de Hongrie (4 millions de mètres cubes par jour en 2013) depuis deux ans. Toutefois, la Russie demeure un partenaire incontournable dans la mesure où elle fournit près de 60% du gaz naturel consommé en Ukraine. La production domestique ukrainienne existe bien, mais elle n’est guère capable que de couvrir 30% de la demande domestique qui s’est élevée à un peu plus de 65 milliards de mètres cube en 2011[4].

            Aux termes de l’accord signé en 2009 par le premier ministre russe Vladimir Poutine et son homologue ukrainienne, Ioulia Timochenko, Kiev s’est engagé jusqu’en 2019 à acheter annuellement 52 mmc à un prix fixé à $500 pour 1 000 mètres cube. Cet accord est assorti d’une clause selon laquelle l’Ukraine paye pour le volume, qu’elle le consomme ou non ; il s’agit de la clause « take it or pay for it anyway ». Kiev dispose d’une marge de manœuvre de l’ordre de 20%, et s’est donc engagée à acheter à Gazprom au minimum 41,6 mmc par an[5]. L’accord de Kharkov signé en avril 2010 par les présidents Ianoukovitch et Medvedev amende celui de 2009 : l’Ukraine bénéficie d’un rabais de $100 par 1 000 mètres cube, en échange de quoi le bail de la flotte russe de la mer Noire est étendu de 25 années à l’échéance du précédent bail (2017), avec une option posée sur cinq années supplémentaires. Toutefois, la facture s’est avérée de plus en plus difficile à payer pour Kiev, d’autant plus que le gouvernement ukrainien n’a pas souhaité répercuter les fluctuations du prix du gaz sur les consommateurs qui ne paient que 20% de la note gazière globale[6]. En 2012, le président Ianoukovitch a ainsi annoncé que l’Ukraine devait payer $7 milliards pour du gaz non consommé[7]. A la veille de l’accord du 17 décembre 2013, l’Ukraine importait du gaz de Russie au prix de $410 pour 1 000 mètres cube, et l’opérateur gazier ukrainien Naftogaz devait encore $1,3 milliards d’impayés à Gazprom[8].

Le dernier accord russo-ukrainien amende les accords précédents en fixant le prix du gaz acheté par l’Ukraine à la Russie à $268,50 pour 1 000 mètres cube, ce qui représente moins que les $380 pour 1 000 mètres cube payés en moyenne fin 2013 par les Etats d’Europe occidentale pour le gaz naturel russe[9]. Toutefois, l’accord stipule que ce nouveau tarif devra être confirmé par la Russie tous les trimestres. Sur la base du volume importé par l’Ukraine en 2013 et du tarif payé sur le dernier trimestre, ce rabais représente une économie directe d’environ $3,5 milliards pour Kiev. En outre, la Russie achètera pour $15 milliards de bonds ukrainiens, et évite donc à l’Ukraine le défaut de paiement en finançant sa dette : il s’agit d’une bouffée d’argent frais pour Kiev qui doit rembourser $7 milliards à des bailleurs étrangers en 2014, dont $3 milliards au Fond Monétaire International[10].

Si l’accord de décembre 2013 fixe un prix pour 1 000 mètres cube près de 30% inférieur à celui de 2010, rien ne garantit cependant qu’il n’y ait plus de contentieux gaziers entre l’Ukraine et la Russie.

Les « inconnues » de l’accord russo-ukrainien de décembre 2013

L’accord de décembre 2013 soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses, en tous les cas selon les informations qui ont été rendues publiques concernant le volet énergétique. Le protocole signé par Vladimir Poutine et Viktor Ianoukovitch à l’issu de la sixième session de la Commission intergouvernementale russo-ukrainienne le 17 décembre 2013 ne mentionne que très succinctement les aspects énergétiques[11]. Il convient en outre de souligner le fait que ce texte n’est en aucun cas contraignant, et ne prévoit aucun mécanisme de sanctions ou de pénalités pour les parties. Il s’agit plus d’une feuille de route sur laquelle s’engage Moscou et Kiev afin de régler leurs contentieux, et d’intensifier leur coopération bilatérale.

 La première inconnue concerne le plancher du volume de gaz que l’Ukraine s’engage à acheter annuellement. Ce volume a été fixé en 2009, et pour 10 ans, à 52 mmc, avec une marge de 20%, ce qui permet à Kiev de n’acheter « que » 41,6 mmc par an. Etant donné la diminution constante des importations ukrainiennes de gaz russe au cours des trois dernières années ce plancher a-t’il été révisé, et si oui, selon quelles modalités ? En 2012, l’Ukraine a importé 33 mcc de gaz de Russie, ce qui a conduit Gazprom a présenté une facture de $7 milliards à Naftogaz concernant un volume de gaz que l’opérateur ukrainien s’est contractuellement engagé à acheter, mais qu’il n’a cependant pas importé. Or le volume importé par Kiev en 2013 est inférieur à celui importé en 2012, lui-même inférieur à celui importé en 2011 (40 mmc). Le ministre ukrainien de l’Energie, Edouard Stavisky, a annoncé que l’Ukraine entendait importer 33 mmc en 2014, ce qui serait toujours inférieur au plancher bas toujours en vigueur en vertu de l’accord de 2009[12].

La seconde inconnue est le corollaire de la première, et concerne la dette de près de $1,3 milliards de Naftogaz à l’égard de Gazprom. Comment l’Ukraine entend t’elle payer cette somme ? Va-t-elle continuer à emprunter de l’argent auprès de banques russes, ou bien Russes et Ukrainiens ont-ils exploré une autre voie ? Fin 2013, l’Ukraine empruntait à un taux de 8% sur le marché international, ce qui ne lui laisse qu’une faible marge de manœuvre[13]. En vertu de l’accord signé avec le Kremlin, Kiev a reçu une première tranche de $3 milliards dès décembre, et devait recevoir une seconde tranche de $2 milliards en janvier. Toutefois, suite à la démission du premier ministre Nikola Azarov fin janvier 2014, Vladimir Poutine a annoncé qu’il attendrait la formation d’un nouveau gouvernement avant de poursuivre la mise en œuvre de l’accord du 17 décembre, et donc le déblocage des $2 milliards suivants[14].

Une troisième interrogation porte sur le réseau de distribution et de stockage gazier ukrainien. Ce réseau, convoité de longue date par Gazprom, fait-il partie de l’accord russo-ukrainien ? Il est très probable que ce sujet a été évoqué lors des négociations entre Kiev et Moscou, qu’il s’agisse du tarif portant sur le transit de gaz russe vers l’Europe à travers le réseau domestique ukrainien, ou même du rachat partiel de ce réseau par Gazprom. Le réseau gazier ukrainien se compose de 36 600 kilomètres de gazoducs et de 12 sites de stockage, gérés par Ukrtransgaz, une société détenue à 100% par Naftogaz. Selon l’accord de 2009, le calcul du tarif de transit du gaz russe dans le réseau ukrainien est indexé sur celui du gaz, lui-même rattaché à celui du pétrole. En 2012 et 2013, Gazprom payait un peu plus de $3 pour 1 000 mètres cube tous les 100 kilomètres[15]. Gazprom a régulièrement offert à Naftogaz une réduction du prix du gaz importé par l’Ukraine en échange d’une prise de contrôle du réseau gazier ukrainien, ce que Kiev a systématiquement refusé. L’accord de Kharkov de 2010 ne faisait mention d’aucun engagement de Gazprom quant à un volume plancher de gaz transitant par le réseau ukrainien. Or, Kiev compte sur les rentrées financières générées par ce transit pour son budget : le budget prévisionnel ukrainien table ainsi sur un volume de 82 mmc transitant par l’Ukraine en 2014 (84,2 mmc en 2012)[16]. Kiev a-t-il obtenu que Moscou s’engage sur une quantité minimum de gaz transitant annuellement par le réseau ukrainien ? Fin 2013, Russes et Ukrainiens menaient encore des négociations sur la création d’un consortium commun en charge de la gestion du transit du gaz russe par les infrastructures ukrainiennes. Pour Moscou comme pour Kiev, il s’agit d’un enjeu hautement stratégique : l’Ukraine prévoit de moderniser son réseau de distribution en 2014, et Gazprom verrait d’un très mauvais œil un consortium occidental se charger de ce projet[17]. Le géant gazier russe a-t-il obtenu des garanties sur ce point, voire des parts dans Ukrtransgaz ?

Une dernière inconnue peut être évoquée : celle des contreparties obtenues par la Russie en échange du financement partiel de la dette ukrainienne et du rabais sur le prix du gaz. Le protocole de décembre 2013 fournit un certain nombre de réponses quant à la nature de ces contreparties en énonçant l’intensification de la coopération russo-ukrainienne dans les industries stratégiques spatiale, aéronautique et navale. Ce n’est pas la première fois qu’un accord russo-ukrainien établit un lien direct entre des enjeux navals et des questions gazières. L’accord de 1997, qui avait notamment résolu le contentieux entre Kiev et Moscou portant sur le partage de l’ex flotte soviétique de la mer Noire, liait déjà le bail russe en Crimée au paiement d’un loyer annuel d’environ $100 millions, essentiellement réglé sous forme de livraison de gaz. Dans l’accord de 2013, la question de la flotte russe de la mer Noire et des capacités industrielles navales ukrainiennes, font l’objet de six paragraphes. Au début du mois de décembre 2013, une source officielle russe anonyme laissait déjà entendre que Moscou serait prête à consentir un rabais sur le prix du gaz en échange de meilleures conditions concernant le stationnement de sa flotte de guerre en Crimée[18]. Si la question de la durée du stationnement en Crimée de la flotte russe a été réglée par l’accord 2010, le document ne fournit en revanche aucun cadre sur un certain nombre de points essentiels quant aux modalités du stationnement des unités, à leurs activités, et à leur remplacement. L’accord de 2013 rappelle au paragraphe 21 (seconde section de la seconde partie du document) la nécessité de réaliser un inventaire des installations utilisées par l’armée russe en Crimée. La question de l’inventaire est depuis l’accord de 1997 un écueil récurant dans les négociations russo-ukrainiennes au sujet de la flotte, dans la mesure où l’enjeu est non seulement celui de l’entretien et des réparations des infrastructures, mais également l’utilisation des sémaphores, des balises etc. Le paragraphe suivant aborde la réglementation des allers et venues des personnels et des bâtiments russes depuis et vers la Crimée. On se souvient que lors du conflit russo-géorgien d’août 2008, l’absence d’un tel cadre avait conduit le gouvernement ukrainien à exiger de la Russie qu’elle annonce 24 heures à l’avance tout mouvement de ses navires de guerre depuis et vers les ports criméens, exigence à laquelle Moscou ne s’était évidemment pas pliée. C’est toutefois le paragraphe 24 qui est le plus intéressant puisqu’il enjoint les parties à entamer des négociations sur la préparation d’un accord apportant un cadre au remplacement des équipements et des armements de la flotte russe de la mer Noire. Il s’agit bien là d’une question essentielle dans la mesure où Moscou a lancé un programme de modernisation de ses forces navales qui suppose le remplacement des anciennes unités ex soviétiques, et l’introduction de nouveaux bâtiments d’ici 2020. En mer Noire, si la Russie a prévu de redéployer certaines capacités, comme ses sous-marins, de Sébastopol vers le port russe de Novorossisk, il n’en demeure pas moins que Moscou entend conserver Sébastopol comme quartier général de sa flotte en mer Noire, et y maintenir des bâtiments. La citadelle catherinienne abrite encore aujourd’hui près de 80% du tonnage de la flotte de guerre russe en mer Noire, loin devant Novorossisk (11%)[19]. Moscou entend déployer jusqu’à 18 nouvelles unités en mer Noire d’ici 2020, dont les premières doivent être admises au service actif courant 2014[20]. Il est donc urgent que Russes et Ukrainiens s’entendent sur le mode de remplacement des anciennes unités.

Au cours des dernières années, Kiev a cherché à limiter sa dépendance vis-à-vis de Moscou en explorant des solutions gazières alternatives. L’Ukraine, s’est en effet fixé un objectif ambitieux : parvenir à l’indépendance énergétique à l’horizon 2020.

Quelles possibilités de diversification gazière pour l’Ukraine ?

Tandis que Moscou a développé des solutions alternatives en matière de distribution vers l’Europe afin de « court-circuiter » le réseau ukrainien (les gazoducs de la « famille Stream »), Kiev a cherché de son côté de nouvelles sources de gaz pour pallier à sa dépendance vis-à-vis du gaz russe.

La Russie est le principal fournisseur de gaz de l’Ukraine avec près de deux tiers des livraisons, suivie par le Turkménistan[21]. Kiev avait notamment exploré la possibilité de diminuer sa dépendance gazière vis-à-vis de Moscou en important plus de gaz turkmène, toutefois cette solution ne faisait que déplacer le problème sans le résoudre puisque le gaz importé par l’Ukraine depuis le Turkménistan transite par les gazoducs russes[22].

            Les autorités ukrainiennes considèrent aujourd’hui deux principales sources alternatives de gaz : le gaz naturel liquéfié (GNL), et le gaz de schiste. Cependant, tandis que le GNL nécessite des investissements très coûteux[23], l’exploitation du gaz de schiste requiert des technologies dont l’Ukraine ne dispose pas. Kiev, qui a été habitué entre 1991 et le début de la « guerre du gaz » au milieu des années 2000 à des tarifs gaziers très bas, n’a guère investi dans la modernisation de son industrie énergétique. L’Ukraine a donc dû se tourner vers des partenaires étrangers non russes pour prospecter les possibilités offertes par ces deux alternatives.

La première piste explorée est celle du GNL. En 2011, Ukrainiens et Azéris ont examiné la possibilité pour Kiev d’importer du GNL en provenance d’Azerbaïdjan. Le projet, pour lequel une étude de faisabilité aurait été réalisée, prévoyait de construire une usine de liquéfaction pour le gaz azéri au terminal de Kulevi sur les côtes géorgiennes de la mer Noire. A partir de ce terminal géré par la compagnie énergétique azérie SOCAR, des tankers auraient transporté le GNL vers une usine de regazéification construite dans la région d’Odessa, en Ukraine. Le projet devait permettre dans un premier temps la livraison de 2 mmc de gaz par an à compter de 2014, puis de 5 mmc à compter de 2016[24]. Toutefois, les investissements très importants nécessités par un tel projet semblent avoir eu raison de cette première piste. D’autre part, ce projet fait un écho à celui similaire que Bakou cherche à développer avec la Roumanie. Le gouvernement ukrainien a récemment considéré une autre possibilité impliquant le GNL : celle de la construction d’un pipeline traversant la Croatie et la Hongrie avant d’arriver en Ukraine, projet qui nécessiterait la construction d’une usine de regazéification sur les côtes croates[25]. Toutefois, il s’agit là de projets nécessitant des investissements très élevés, ce qui a poussé les autorités ukrainiennes à considérer parallèlement une autre solution : celle du gaz de schiste.

            D’après une étude publiée par l’US Energy Information Administration au mois de juin 2013, les réserves ukrainiennes récupérables de gaz de schiste sont estimées à 3,84 trillion de mètres cube (tmc)[26]. Au mois de janvier 2013, Kiev a signé un accord de partage de production avec Royal Dutch Shell portant sur l’exploration puis l’exploitation du gaz de schiste du champ de Yuzivska, situé dans l’est du pays. Il est prévu que Shell investisse jusqu’à $500 millions pour la phase d’exploration qui doit débuter en novembre 2014[27]. Néanmoins, le plus important accord de partage de production a été signé en novembre dernier avec l’américain Chevron. Les parties ont signé un accord de partage de production d’une valeur potentielle de $10 milliards portant sur l’exploration et l’exploitation du champ d’Oleska, situé dans la partie occidentale du pays. Comme pour l’accord signé avec Shell, la durée du partenariat a été fixée à 50 ans, et Chevron devra investir $350 millions dans la phase d’exploration. Le gouvernement ukrainien espère ainsi pouvoir extraire jusqu’à 10 mmc de gaz de schiste de ce gisement, ce qui, avec le gisement de Yuzivska, permettrait à l’Ukraine de disposer de 11 à 17 mmc de gaz domestique par an, et devrait donc contribuer à atteindre l’objectif d’indépendance énergétique fixée à 2020 par le président Ianoukovitch en novembre dernier[28].

            L’exploration offshore n’est pas en reste : en août 2013, un consortium formé par Exxon Mobil et Shell a signé un accord d‘intention avec le gouvernement ukrainien portant sur l’exploration du plateau maritime ukrainien dans la partie occidentale de la mer Noire. Moscou, qui ne dispose pas des technologies pour exploiter le gaz de schiste, s’est néanmoins positionnée sur les gisements de gaz naturel offshore. Suite à l’accord du 17 décembre, les ministres russe et ukrainien de l’énergie se sont entendus au début du mois de février 2014 pour intensifier leurs travaux en vue de la conclusion d’un accord portant sur le développement du champ de Pallas. Ce champ gazier et pétrolier, situé sur le plateau continental ukrainien, à proximité du détroit de Kertch, contiendrait jusqu’à 12,2 millions de tonnes de pétrole, et 120,7 mmc de gaz[29]. Pour Moscou, il s’agit de se positionner dans un secteur hautement stratégique, au débouché de la mer d’Azov et au cœur des lignes de communication de la marine russe entre la Crimée et Novorossisk.

 

Conclusion

Les tensions vont continuer de caractériser les relations énergétiques russo-ukrainiennes. Le gaz demeure un des leviers privilégiés par la diplomatie russe en Ukraine, et aux négociations qui entourent son prix viennent s’agréger d’autres enjeux, comme celui de la flotte de la mer Noire. L’accord de décembre 2013 n’innove guère en la matière, et laisse de nombreuses questions essentielles en suspens. Ces inconnues, caractéristiques des accords entre la Russie et l’Ukraine en matière énergétique, accordent autant de leviers de pression à Moscou qu’elles ne fournissent de prétextes à Kiev pour dénoncer le hard power énergétique russe. Il n’empêche qu’un accord a été signé par les présidents russe et ukrainien, et qu’à court terme, l’Ukraine a préféré l’argent fournit par Moscou sans exigences de contreparties d’ordre politique et financière, à des fonds occidentaux qui auraient été octroyés, eux, contre des engagements à mener des réformes de fond en matière politique et économique. L’Ukraine ne pourra que difficilement se « sevrer » du gaz russe, tant le facteur gazier reste un rouage clef des relations russo-ukrainiennes comme l’accord du 17 décembre est encore venu le démontrer. Si le GNL apparaît comme une solution favorisant l’intégration de l’Ukraine au sein de nouveaux réseaux qui contournent le territoire russe, son coût reste encore trop élevé et son choix nécessiterait des investissements colossaux (pipelines, usine de regazéification, tankers…). L’année 2013 a démontré que Kiev s’achemine plutôt vers l’exploitation de ses réserves de gaz de schiste, et compte sur les compagnies occidentales pour les développer. Pour les Etats-Unis, il s’agit d’une nouvelle opportunité pour contribuer à la diminution des prix mondiaux du gaz. Jusqu’à présent, c’est le corridor gazier sud (Southern Corridor) et le désenclavement des ressources énergétiques de la mer Caspienne via le sud Caucase et la Turquie, qui retenait toute l’attention de Washington en mer Noire. L’exploitation des immenses réserves ukrainiennes, mais également roumaines, de gaz de schiste permettrait de parachever cette stratégie, surtout après l’échec du projet de gazoduc Nabucco soutenu par Bruxelles, en mettant sur le marché de nouvelles quantités de gaz qui contribueront à une diminution globale des prix.

Igor DELANOË

Docteur en Histoire spécialiste des questions de sécurité et de défense russe


[1] Les négociations entre Kiev et Bruxelles au sujet du DCFTA, ou Deep and Comprehensive Free Trade Area, ont été ouvertes dès 2008. Il s’agit d’un des volets de l’accord d’association UE-Ukraine négocié quant à lui depuis 2012 par les Européens et les Ukrainiens, qui doit déboucher sur un nouveau cadre pour les relations entre l’Ukraine et l’Union, régies depuis 1998 par un accord de partenariat et de coopération. Le processus de négociation est aujourd’hui suspendu à la signature de l’accord par les parties. Voir le site de la Commission européenne : http://ec.europa.eu/trade/policy/countries-and-regions/countries/ukraine/

[2] Source: Eurostat.

[3] “Russia’s Gazprom may gain despite cheaper gas to Ukraine”, Reuters, 18 décembre 2013.

[4] US Energy Information Administration.

[5] “Gazprom insists Ukraine pay for 80% of contracted gas”, Ria Novosti, 12 janvier 2012.

[6] “Russian bailout masks Ukraine’s economic mess”, BBC, 18 décembre 2013.

[7] « Gaz: le prix élevé force Kiev à réduire les achats », Ria Novosti, 1er mars 2013.

[8] “Ukraine, Russia amend gas supply deal”, Global Times, 9 janvier 2014.

[9] “Russia Offers Cash Infusion for Ukraine”, New York Times, 17 décembre 2013.

[10] “Russian bailout masks Ukraine’s economic mess”, BBC, 18 décembre 2013. Ces $15 milliards seront prélevés sur le fond russe de bien être national qui disposait d’une « cagnotte » de $88 milliards au 1er décembre 2013, constituée à partir des revenus de l’exportation des hydrocarbures.

[11] Il est simplement mentionné l’amendement de l’accord de 2009 dans le paragraphe n° 14 de la troisième section de la seconde partie du document. Le document est disponible (en russe) sur le site du Kremlin : http://news.kremlin.ru/ref_notes/1585

[12] “Russia’s Gazprom may gain despite cheaper gas to Ukraine”, Reuters, 18 décembre 2013.

[13] “Russian bailout masks Ukraine’s economic mess”, BBC, 18 décembre 2013.

[14] “Russia to await new Ukraine government before fully implementing rescue”, Reuters, 29 janvier 2014.

[15] “Eurobonds prospectus: Ukraine, Russia discuss changing gas transit tariffs”, Reuters, 24 décembre 2013.

[16] “Cold winter ahead for EU, Ukraine over Russian gas war”, Russia Today, 15 novembre 2013.

[17] “Time for Natural Gas Diplomacy”, The National Interest, 5 février 2014.

[18] “Russia ties Ukraine gas price relief to better terms for Black Sea fleet”, Reuters, 11 décembre 2013.

[19] Igor Delanoë, La flotte de la mer Noire, de Catherine II à Vladimir Poutine : un outil de puissance au service des ambitions méditerranéennes de la Russie (1783-2012), thèse de doctorat, université de Nice-Sophia Antipolis, 2012, p. 763.

[20] La frégate Amiral Grigorovitch (Projet 11356) doit être mise à l’eau par le chantier naval Yantar (Kaliningrad) en février, tandis que le premier submersible, le B-261 Novorossisk (Projet 0636.3) doit rejoindre la flotte de la mer Noire au mois de juillet. Pour de plus amples développements sur la modernisation de la flotte russe de la mer Noire, voir Igor Delanoë, « Flotte russe de la mer Noire : vers une « flotte forteresse » à l’horizon 2020″, Revue de Défense Nationale, n° 760, mai 2013, pp. 99-106.

[21] A. Necdet Pamir, “Energy and Pipeline Security in the Black Sea and Caspian Regions”, in Oleksandr Pavliuk et Ivanna Klympush-Tsintsadze (dir.), The Black Sea Region: Cooperation and Security Building, Armonk, East-West Institute, 2004, pp. 128-129.

[22] « Gaz: l’Ukraine veut reprendre ses achats au Turkménistan », Ria Novosti, 20 février 2013.

[23] Le coût estimé d’une installation pour le GNL est de €7,6 milliards. “Gas Field Off of Cyprus Stokes Tensions with Turkey,” New-York Times, 12 décembre 2012.

[24] “Ukraine and Azerbaijan map out LNG Project via Georgia and Black Sea”, Eurasia Daily Monitor, Vol. 8, Issue 179, 29 septembre 2011.

[25] “Ukraine Launching Major Gas Extraction Projects with Western Companies”, Eurasia Daily Monitor, Vol. 10, Issue 201, 8 novembre 2013.

[26] “Technically Re coverable Shale Oil and Shale Gas Resources: An Assessment of 137 Shale Formations in 41 Countries Outside the United States”, US Energy Information Administration, US Department of Energy, juin 2013, p. 1-9 (tableau 5).

[27] “Ukraine Launching Major Gas Extraction Projects with Western Companies”, art. cit.

[28] “Ukraine ramps up shale revolution, signs $10bn gas deal with Chevron”, Russia Today, 6 novembre 2013.

[29] « Россия и Украина будут вместе осваивать месторождение нефти и газа на шельфе Чёрного моря » (« La Russie et l’Ukraine développeront ensemble des champs de pétrole et de gaz sur le plateau continental de la mer Noire »), Russia Today, 1er février 2014.


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